Quand les mots perdent leur sens, l’opinion et ceux qui la formatent font courir des risques énormes à la liberté.
Nul ne s’est avisé, jusqu’à présent, après l’agression regrettable d’une policière municipale près de Nantes, de tenter d’expliquer, même sommairement, de quoi il retourne quand on évoque la schizophrénie. On a entendu, le soir même, des mots comme ‘’schizophrène sévère’’, c’est-à-dire, potentiellement dangereux. Il n’est pas rare d’entendre, dans ces cas-là, dans les média, parler de ‘’dossier psychiatrique chargé’’, confondu sans distinction avec ‘’casier judiciaire’’. Autrement dit, on ne parle des personnes schizophrènes que lorsqu’il y a eu passage à l’acte violent. Dès lors le souci affiché devient : « comment prévenir un passage l’acte ? ». La réponse attendue est simple : enfermer.
Enfermé, cet homme l’était, condamné pour de multiples délits. C’est là qu’il développe simultanément, dit-on, les symptômes de la schizophrénie et le discours violent de l’islamisme intégriste. Les troubles mentaux seraient indissociables, ici, de l’idéologie totalitaire violente, les uns nourrissant l’autre.
On ne peut qu’être inquiet de telles réactions dont les conséquences prévisibles et imprévisibles sont redoutables. On parle à nouveau de dépistage des troubles psycho-sociaux dès l’âge de trois ans (et même ‘’à la naissance’, comme l’a suggéré un élu d’Ile de France).
On ferait mieux de parler de prévention de la rechute des psychoses telle qu’elle était prévue dans le cadre de la psychiatrie de secteur, quand la France était le modèle d’une psychiatrie à visage humain, où même les malades les plus graves étaient sujets de prises en charge dignes de ce nom. Mais il aura fallu que certains technocrates totalement ignorants de l’histoire de la psychiatrie, se mettent à se demander comment faire des économies rapides sur un « poste budgétaire » dont personne ne parlerait puisque, c’est bien connu, même si vous avez un malade mental dans votre famille, vous n’allez pas aller défiler dans la rue pour défendre une médecine des fous….
Car si on y regarde bien, les personnes qui présentent ce qu’on appelle une schizophrénie, lorsqu’elles étaient suivies par une équipe de secteur, pouvaient lors de moments difficiles, c’est-à-dire quand elles sont envahies par des angoisses primitives térébrantes pour l’esprit humain, appeler un soignant connu, et lui « parler en toute simplicité » du fait même qu’il le connaissait depuis un temps certain, celui nécessaire à tisser une relation transférentielle. Vous savez le transfert, c’est celui qu’on voit sous la forme d’une relation quasi-amoureuse entre la réanimatrice et le psychanalyste dans la série « en thérapie » ! Eh bien, dans la psychose, dans la schizophrénie, dans l’autisme, le transfert prend une autre forme que la relation amoureuse. C’est plus une relation de confiance dans la capacité des soignants à porter le patient-la fonction phorique- lors des situations périlleuses qu’il traverse à chaque crise d’angoisse. Et cette confiance, il ne peut l’accorder a priori, il ne peut que la constater après plusieurs expériences au cours desquelles le patient a vérifié que le soignant ou les soignants, qui sont censés le prendre en charge, l’ont bien porté et accompagné comme attendu. Mais pour cela, il faut qu’une équipe soignante soit connue des patients au long cours, qu’ils aient des occasions de rencontres régulières, des activités communes, des réunions instituées où se retrouver. Bref, qu’il y ait ce qu’on appelle une continuité des soins pour le patient par les mêmes soignants. C’était la dimension primordiale de la psychiatrie de secteur. Et dans ces conditions, le délire, qui peut parfois pousser à l’agressivité, à la condition qu’il soit accueilli et accompagné par des soignants qui connaissent le patient, est canalisé, transformé, métabolisé, et point n’est besoin pour ce patient de trouver une cause islamiste, ou toute autre raison de rationaliser sa violence interne.
Donc la vraie prévention des rechutes des maladies mentales, c’est un suivi de qualité par des personnes compétentes en psychiatrie, référentes des patients, et au long cours.
Quand nous entendons un ancien patron de la police nationale déclarer avec une « naïveté touchante » ou une incompétence notoire en matière de psychiatrie, qu’il « faut surveiller les hôpitaux psychiatriques » pour éviter qu’un schizophrène agresse un policier, on se dit que le niveau du débat à ce sujet est vraiment loin du compte, et qu’il y a lieu de reprendre l’ensemble de la problématique psychiatrique dans ce pays. En effet, on voit ressurgir ici et là les pratiques de contention, d’isolement et d’enfermement. On oublie la distinction élémentaire ente contenance et contention. Ce n’est pas en attachant qu’on libère. Mais en parlant, en entourant, en accueillant. La contenance contient, porte et préserve ceux qui ne peuvent pas se contenir eux-mêmes. Comment se contient-on quand on a un corps vécu comme bribes et morceaux, une parole et une pensée en apparence incohérente, lorsque toute la personnalité est clivée, dissociée ? Car c’est cela la schizophrénie dont la ‘’dissociation’’ (la « schize ») est le symptôme majeur par lequel le psychiatre Eugen Bleuler rebaptise en 1911 ce que l’on appelait alors ‘’démence précoce’’.
Privilégier la contenance par rapport à la contention, c’est ce qui pourrait arriver de mieux aujourd’hui à la psychiatrie. Faire qu’un établissement de soins psychiques soit ‘’contenant’’, ce n’est pas élever des murs, c’est faire de tous les instants de la vie quotidienne du patient des moments de rencontre et de veille, des bouts de chemin, des paroles échangées et entendues. Mais on est en train de revenir à un état antérieur, bien en amont des années d’après-guerre. Le fou dangereux, le schizo des films d’horreur, prennent la place dans les représentations collectives de l’homme souffrant et des familles affectées par un fils ou une fille diagnostiqués ‘’schizophrène’’.
Or la réalité, c’est cela : une psychiatrie de secteur en raréfaction et déshérence, une formation initiale des psychiatres et des personnels soignants (les infirmiers psychiatriques ont officiellement disparu en 1992) réduite à une peau de chagrin, l’interchangeabilité des soignants sans tenir compte de la relation d’attachement d’un patient à ses soignants référents, la réponse standard basée sur celle des urgences, la croyance magique dans le seul recours aux neurosciences… Partout triomphent les ‘’protocoles’’ et la rationalité instrumentale. A quoi s’ajoute désormais le prédominant souci sécuritaire : la question n’est plus de soigner la personne schizophrène, mais d’en protéger la société. L’image sociale du schizophrène (souvent accolé de l’étiquette ‘’paranoïde’’) brouille tout. L’aliénation sociale vient prendre toute la place accordée à sa pathologie, et son aliénation psychopathologique est réduite à son seul fonctionnement cérébral. On ne sait plus de quoi on parle. Tantôt on pratique l’euphémisme : la psychose maniaco-dépressive se dissout dans de très banals ‘’troubles bipolaires’’. Tantôt on diabolise : la schizophrénie fait peur par son étrangeté, d’autant plus qu’on ne l’évoque que dans les cas de passages à l’acte violents, alors que nous savons que le nombre des criminels est plus faible chez les malades mentaux qu’en population générale.
Le partage normatif entre les fous et les autres est en passe de devenir plus violent que jamais. Il n’est pas question de déclarer a priori (c’est-à-dire sans une enquête sérieuse) une innocence de principe de la personne souffrant de schizophrénie lorsqu’on peut lui imputer un crime. Mais l’imputation d’un crime n’est possible que si l’on peut l’attribuer à une personne libre. Il appartient aux experts, psychiatres et juges, de déterminer, au cas par cas, si l’auteur présumé des faits dispose de cette liberté effective que nous nommons ‘’responsabilité’’. Hors ces situations assez rares, eu égard au nombre de personnes souffrant de schizophrénie, l’ordinaire de la folie est plutôt fait d’indifférence et de rejet, d’ignorance et de mépris.
Qu’on ne brandisse pas l’argument disqualifiant d’un angélisme a priori. Le partage normatif, c’est de reléguer la folie hors de l’humanité. Alors que l’humanité est le remède. L’élément humain, c’est l’ambiance dans laquelle on accueille la folie. Cela se construit patiemment, avec de l’imagination et du pragmatisme. A une condition, mais elle est de taille : le fou est mon semblable. « Bien que Ajax me haïsse, je reconnais en lui, dans sa folie, quelque chose de moi. ». Ces mots, écrits au 5e siècle avant notre ère, sont de Sophocle.